Retour au format normal


L’éducation traditionnelle en Afrique Noire : portée et limites

29 avril 2003

par Ousmane SAWADOGO

« Le domaine de l’éducation est pour toute société la pierre angulaire de la construction de son avenir. L’éducation traduit les tendances et les options présentes dans la société et en même temps elle constitue un processus de projection dans le futur » (Pascal MUKENE).



Avant propos

« Le domaine de l’éducation est pour toute société la pierre angulaire de la construction de son avenir. L’éducation traduit les tendances et les options présentes dans la société et en même temps elle constitue un processus de projection dans le futur » (Pascal Mukene, 1988, p. 253).

L’éducation se confirme de mieux en mieux comme un facteur décisif de l’émancipation, du développement progressif, harmonieux, politique, économique, social et culturel de la personne humaine et des sociétés. Elle est de plus en plus reconnue comme un facteur essentiel, comme un paramètre indispensable pour faire reculer la pauvreté, l’exclusion ou les incompréhensions, et pour faire progresser les idéaux de démocratie, de paix, de justice sociale et, finalement, apte à contrecarrer les oppressions et les guerres. En outre, l’éducation est considérée, de plus en plus, comme la clef qui permet d’établir et de renforcer la démocratie, d’ouvrir la voie au développement durable à visage humain et d’une paix fondée sur la tolérance et la justice sociale. Il s’en suit qu’elle agit de plus en plus comme l’outil principal de la transformation sociale et du renouveau politique, scientifique et économique.

Cela dit, nous tenterons ici, dans une série d’articles courts et précis, de discuter de la problématique de l’éducation en Afrique Noire à partir d’une analyse critique inscrite elle-même dans une théorie de la société à double niveaux chère au philosophe Allemand Jürgen Habermas : le niveau du « monde vécu » et celui du « système ».

Le « monde vécu » c’est l’ensemble des activités humaines médiatisées par les structures propres à la société que sont la langue, la culture, la socialisation et les traditions. Sa structuration et sa modification se font en fonction de l’évolution des mœurs et de l’interprétation des valeurs sociales. Le « monde vécu » est le lieu quotidien de nos activités.

Le concept de « système » fait référence à l’ensemble des savoirs qui n’embrassent qu’un élément de la société. La liste peut être longue : système économique, système de santé, système politique, système juridique, système éducatif, etc.

Pour Habermas, la société moderne se caractérise par une « colonisation du monde vécu » par les différents systèmes. Partant, nous pensons que la problématique de l’éducation en Afrique Noire contemporaine doit être posée dans les termes du rapport entre « monde vécu » et « système » : quels liens faut-il, aujourd’hui, établir entre nos « mondes vécus » et nos « systèmes éducatifs » pour imprimer à notre histoire (nos histoires) une orientation soucieuse de l’ouverture à la fois à soi-même, à l’autre et au monde ? Tel devrait être l’enjeu du débat.

Texte n°1. L’éducation traditionnelle en Afrique Noire : portée et limites

« Après la mise au monde, il reste l’éducation. Vivre c’est persévérer dans son être. Et pour une société donnée, c’est par l’éducation qu’elle se perpétue dans son être physique et social. Il s’agit d’un accouchement collectif qui prolonge l’enfantement biologique individuel » (Professeur Joseph Ki-Zerbo, 1990, p. 15).

I. Les caractéristiques principales de l’éducation traditionnelle en Afrique Noire

Par le terme « éducation traditionnelle » nous désignons celle qui prend en compte la richesse profonde du milieu africain. Cette éducation-là se fait généralement par la parole qu’accompagnent l’observation et l’imitation, l’art et le jeu, la musique et la danse. Elle tend à valoriser la cohésion, la solidarité, la primauté du groupe.

Il serait cependant fastidieux d’entrer dans les méandres de toutes les descriptions et monographies sur l’éducation traditionnelle en Afrique Noire. Nous retiendrons donc ses grands principes caractéristiques. A la suite du professeur Lê Thành Khôi (1995), nous distinguerons quatre constantes de cette éducation traditionnelle (ou éducation communautaire)

1. Toute la société est éducative parce que l’enfant est l’enfant du groupe tout entier et non seulement de ses géniteurs. L’éducation a un caractère collectif prononcé, une globalité au niveau des agents. En effet, en Afrique Noire « traditionnelle », la parenté, les pairs, le village participent à son éducation. Tout le tissu social sert de cadre d’action. Tout le monde est concerné par l’éducation même si une place particulière revient aux parents et aux aînés ou à des personnes qualifiées par des tâches spéciales comme durant les moments de rites d’initiations diverses ou d’apprentissage de métiers.

2. L’éducation est globale et intégrée à la vie. L’éducation traditionnelle se fait partout et en toutes occasions, dans le contexte habituel du travail et des loisirs. Elle n’a pas de limitations strictes, elle se donne partout et en tout temps, car elle se moule à la vie. Elle est constante et permanente comme le relève Désalmand (1983) : « L’éducation traditionnelle, du fait qu’elle se confond pratiquement à la vie concrète du groupe, est liée à tous les instants de cette vie, (…) L’individu formé l’est aussi tout le temps » (p. 21). Seule l’initiation échappe à cette règle. Elle se passe généralement dans un bois sacré et concentre dans un temps déterminé toutes les connaissances qui permettent aux jeunes d’assumer leurs responsabilité dans la société. Cette éducation-là est donc parfaitement adaptée au milieu et répond à ses besoins. C’est ainsi par exemple que l’enfant sera vite intégré dans le circuit de la production. La participation à la production n’a pas uniquement une valeur didactique théorique, elle est écho aux besoins du bien-être de la famille, de la société. L’éducation traditionnelle africaine « forme l’homme et la femme à tous les points de vue, physique et moral, intellectuel et esthétique. Elle est totale, car elle est à la fois éducation et instruction » (Lê Thành Khôi, op. cit. p. 115). L’éducation traditionnelle s’adresse donc à l’intégralité de la personne.

3. L’éducation est active et démocratique. D’abord parce qu’elle se coule dans l’action, dans la participation, le cloisonnement entre la théorie et la pratique n’existant pas. Le savoir ainsi acquis empiriquement a valeur d’expérience profonde et personnalisée ; il va de pair avec une compétence effective et progressive liée à l’expérimentation dans la vie concrète. Grâce à la participation active le patrimoine transmis par les aînés est conservé, mais aussi transformé par d’éventuelles innovations. Ensuite, gratuite et populaire, l’éducation traditionnelle africaine n’a pas de « déperditions » parce qu’elle utilise la langue de tous les jours et non une langue de classe ou une langue étrangère, parce qu’elle se fonde sur l’observation et l’imitation qui sont ouvertes à tous, l’enfant participant très tôt à la production. De même, les formes d’activité ludique qui instruisent en amusant sont accessibles à tous. Seule exception à ce caractère démocratique : l’existence de savoirs ésotériques que les détenteurs ne transmettent souvent qu’avant leur mort à ceux qu’ils jugent capables de les comprendre et de les conserver, et qui sont parfois réservés au lignage dominant.

4. L’éducation valorise la cohésion du groupe. L’important ici c’est le rôle social que chaque individu doit jouer. Partant, l’éducation tend à apprendre à chacun à se situer par rapport au groupe, à en respecter les règles et les valeurs, en un mot à se conformer au rôle qui lui est assigné. Ce n’est pas l’épanouissement personnel qui est valorisé mais la sécurité et la perpétuation du groupe. L’enfant n’est pas encouragé à développer son moi, mais l’identité du groupe, l’esprit communautaire, le sens des responsabilités envers les autres. La compétition n’est pas découragée, mais doit s’exercer dans l’intérêt collectif.

A ces quatre caractéristiques principales nous ajoutons que : la société « traditionnelle » africaine est entièrement tournée vers le maintien d’un équilibre ; la préoccupation majeure étant de subsister, on tend souvent à bloquer l’innovation (Exemple des paysans qui sont souvent réticents à l’innovation technologique agricole – cf. Sawadogo Ousmane (1994)) ; l’esprit magique joue un rôle fondamental ; la religion, le sacré sont présents dans les actes de la vie ; l’éducation, en particulier, participe du sacré ; la vieillesse est perçue comme une valeur positive, une marche tendue vers un plus-être. Ainsi que le note Erny (1972) : « Le parcours des âges est pour tous l’occasion d’un perfectionnement continu. Vieillir, c’est monter l’échelle et non la redescendre » (p. 23), la vieillesse joue un rôle important, en particulier sur le plan pédagogique.

II. Les limites et entorses de l’éducation traditionnelle en Afrique Noire

Nous commettrions une erreur grave si nous prenions toutes les pratiques du monde traditionnel d’Afrique Noire pour une panacée et si nous pensions qu’elles ne souffraient pas de limitations ou d’entorses.

Il n’est évidement pas question ici de prétendre faire un relevé exhaustif – à supposer que cela soit possible - de ces limitations ou entorses. Il s’agira, bien plus modestement, de pointer quelques quatre points qui nous paraissent essentiels pour garder un regard objectif et critique sur les valeurs de cette éducation traditionnelle africaine noire que nous venons de dépeindre brièvement.

1. Le caractère communautaire des sociétés africaines traditionnelles n’est pas toujours bien apprécié. Le grand savant Cheikh Anta Diop (1981) lui-même en a un jugement négatif puisqu’il met en cause « les structures sociales communautaires sécurisantes qui enlisent nos peuples dans le présent et l’insouciance du lendemain, l’optimisme, etc., tandis que les structures sociales individualistes engendrent chez les Indo-Européens l’inquiétude, le pessimisme, l’incertitude du lendemain, la solitude morale, la tension vers le futur et toutes ces incidences bénéfiques sur la vie matérielle, etc. » (p. 72). Mais, contrairement à cette opinion diopiste, il convient de dire que la peur de la sorcellerie et les rites propitiatoires montrent que l’ « inquiétude » existe bel et bien chez les Noirs africains à côté du stéréotype connu de la « gaieté ». Cette inquiétude existe aussi parce que les sociétés d’Afrique Noire – qui sont généralement de bas niveau technologique- sont constamment menacées par la sécheresse et la famine. Dans ces conditions difficiles toutes les prières tendent à concilier les forces surnaturelles, précisément parce qu’elles ne peuvent pas les dominer. La tension vers la vie, considérée comme la valeur suprême, traduit d’une autre manière l’angoisse existentielle.

2. L’éducation traditionnelle, parce qu’elle est parfaitement adaptée au milieu, favorise l’intelligence concrète plutôt que les facultés d’abstraction. N’y voyons pas quelque incapacité congénitale, mais simplement le fait que le milieu ne développe que les capacités nécessaires à ses exigences propres. Il est scientifiquement acquis que tous les êtres humains élaborent partout les mêmes structures cognitives de base, mais la prédominance de certains types de connaissance sur d’autres varie selon les problèmes auxquels est confronté ou se confronte chaque groupe. De même, la plupart des systèmes de croyance traditionnelle africaine insiste sur la signification à attribuer aux choses et non sur l’explication fondée sur l’expérimentation et la vérification : on préfèrera l’interprétation symbolique à la mesure. Le recours fréquent à des explications de type magique, interdits ou tabous, permet certes de maintenir une harmonie dans la communauté et correspond peut-être au niveau d’explication possible ou permise, mais freine beaucoup les possibilités d’acquisition de connaissances, sur la base d’une seine curiosité et d’un esprit de recherche.

3. Malgré le dynamisme qui peut être lié à la participation effective aux activités de la société, on peut regretter avec le sage Moumouni (1967) qu’à ce niveau , l’éducation traditionnelle : « n’offre ni cadre, ni support à des progrès ultérieurs par l’intégration et la généralisation graduelle de nouvelles expériences et connaissances » (p. 38). L’éducation traditionnelle d’Afrique Noire insiste beaucoup sur le mouvement descendant de la transmission des expériences des aînés aux cadets, ce qui ne facilite pas toujours l’expression du dynamisme des jeunes générations. Une exploitation maximale des connaissances disponibles en Afrique devrait être tridimensionnelle, établir un équilibre entre les trois mouvements possibles de circulation : descendant, ascendant et horizontal.

4. Enfin, l’ambiance orale dans laquelle se pratique l’éducation traditionnelle d’Afrique Noire impose inévitablement des limites dans la transmission du patrimoine. Bien sûr les maximes et les proverbes, les griots, certaines manifestations et cérémonies socio-culturelles aident à la sauvegarde de l’essentiel mais est-ce suffisant ? A ce propos, l’analyse du professeur Lê Thành Khôi nous paraît très éclairant : « L’oralité intègre, l’écrit différencie l’éducation des autres activités sociales. Dans le premier cas, toute action éducative est en même temps une action économique, religieuse, politique, etc., puisque c’est par l’observation, l’imitation, la parole, que le jeune s’instruit auprès des anciens. Dans le second cas, l’écrit consignant l’information dans des textes, la rend autonome et par là rend autonome l’apprentissage qui n’est plus lié à une action et à la présence d’un instructeur. Ce détachement ou cette distanciation peut être un inconvénient si l’individu ne se fonde plus sur la pratique, mais aussi un avantage puisqu’il permet de s’abstraire et de conceptualiser. Or l’abstraction stimule l’esprit critique. (…) Il est plus difficile de déceler les failles d’un verbe éloquent que celles d’un texte écrit sur lequel on peut réfléchir. L’écrit favorise également l’esprit critique en mettant à sa disposition les opinions d’un grand nombre d’auteurs sur le même sujet » (op. cit., pp. 118-119 – c’est l’auteur qui souligne). Soulignons aussi que la société orale est une société close parce que l’oralité restreint la communication à ceux – et uniquement à ceux-là – qui parlent la même langue. La pédagogie, outre qu’elle est répétitive, est également close parce qu’elle requiert la relation physique entre le formateur et l’apprenant dans une situation concrète, qu’elle exclut toute auto-éducation par des médias de longue portée (livres, internet, etc.), qu’elle ne s’ouvre pas aux courants internationaux. De plus, elle ne permet pas d’accumuler le savoir au-delà d’une certaine limite. Puisque celui-ci se transmet oralement, il est à la merci de la mémoire humaine et de la mort, et les sages gardiens des traditions n’y peuvent pas grand-chose. D’où aussi notre grande tristesse devant le drame de « nos bibliothèques qui brûlent avec la mort de nos anciens ». L’écriture représente une capacité immense d’emmagasiner les connaissances, de les conserver et de les répandre. Ce n’est pas un hasard si la science s’est développée avec l’écriture et seulement avec elle.

Nous pouvons, sans risque d’être démenti, dire que cette éducation traditionnelle de l’Afrique Noire - sur laquelle nous venons de nous pencher un instant - a connu son âge d’or dans la période qui a précédé en Afrique l’introduction de l’islam et l’arrivée des Européens. Avec la venue de l’école occidentale notamment, l’éducation traditionnelle en Afrique Noire s’est doublée d’une autre source de savoir. En réalité, avec la colonisation occidentale, on a tout simplement tenté de transplanter en Afrique la monopolisation scolaire de la formation. Dès lors, des rapports très contrastés, pour ne pas dire antagonistes, entre l’éducation « ancienne » et la formation du monde « moderne » vont apparaître. (On trouvera un exposé politique de ces problèmes, ancien mais toujours vivant, dans Abdou Moumouni, L’éducation en Afrique, Maspéro, 1964 – Notons que l’ouvrage en question a été réédité trois fois, la dernière édition étant de 1998, ce qui prouve la qualité, la pertinence et l’actualité des réflexions qui s’y trouvent consignées. Un grand ami du savant, le Professeur Joseph Ki-Zerbo, dans sa préface à l’édition de 1998 écrit : « La réédition de l’ouvrage du professeur Abdou Moumouni sur l’Education en Afrique s’imposait ; car les enjeux fondamentaux de ce problème majeur n’ont pas substantiellement varié dans nos pays formellement indépendants depuis 1960 »). L’école n’est pas le seul lieu de l’éducation, ni même probablement son lieu principal ; elle a, par contre, bénéficié d’un monopole croissant de transmission de savoir théoriquement « moderne ». Dans son évolution, l’école a été fortement tributaire du contexte colonial de son implantation ; elle a éliminé le paramètre socio-culturel de son environnement en prônant la culture dominante du colonisateur à travers des mécanismes d’assimilation. Mais, au fil du temps, l’instrument de développement que représente l’école va lui-même poser des problèmes liés notamment à son coût et à son inadaptation. C’est ce processus tumultueux d’institutionnalisation de l’éducation scolaire en Afrique Noire qui constituera l’objet de notre prochain article.

A bientôt !

Ousmane SAWADOGO

P.S.

Références bibliographiques

Abdou Moumouni, L’éducation en Afrique, Paris, Maspéro, 1964 et 1967 ; Présence Africaine, 1998 (avec Préface du Professeur Joseph Ki-Zerbo).

Cheikh Anta Diop, In L’Affirmation de l’identité culturelle et la formation de la conscience nationale dans l’Afrique contemporaine, Unesco, 1981, p. 72.

Désalmand P., Histoire de l’éducation en Côte-d’Ivoire, tome I : Des origines à la Conférence de Brazzaville, Abidjan, éd. CEDA, 1983.

Joseph Ki-Zerbo (ss. dir.), Eduquer ou périr, Unicef-Unesco, Editions de L’Harmattan, 1990.

Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome II : Pour une critique de la raison fonctionnaliste, Paris, Fayard, 1981/1987.

Lê Thành Khôi, Education et Civilisations. Sociétés d’hier, Unesco, 1995.

Ousmane Sawadogo, Les représentations des paysans de Koulouégo (Burkina Faso) confrontés aux nouvelles technologies agricoles, Mémoire de maîtrise, Université Paris 8, 1994.

Pascal Mukene, L’ouverture entre l’école et le milieu en Afrique noire. Pour une gestion pertinente des connaissances, Editions universitaires de Fribourg – Suisse, 1988.

Pierre Erny, L’enfant et son milieu en Afrique noire, Paris, Payot, 1972 ; édition de 1987, L’Harmattan.